jeudi 25 avril 2013

La mémoire immédiate

Très petit enfant, j’aimais la sieste des jours d’été, peu après le repas de midi. Je ne dormais pas. La chambre était grande et fraîche. On avait fermé les persiennes. De l’autre côté de la fenêtre, c’était le jardin ; un grand marronnier touchait presque les vitres. Ces après-midi éclatantes de soleil devenaient, à travers ce feuillage palmé et derrière ces persiennes métalliques, des nuits étranges et brèves, où les pénombres étaient traversées d’éclats discrets. Cela diffusait de partout, imperceptiblement. Un moment d’accoutumance et, sur l’arête d’une commode, un bois de lit, un pli de rideau, une rainure de parquet jaillissait, timide et droite, la lumière. Ces lignes incompréhensibles faisaient apparaître un autre monde, où les objets familiers tombaient dans un crépuscule naïf, tandis que s’avançaient peu à peu des univers anonymes et brisés, géométriques et vibrants de moîteurs.

Même si on détestait les siestes, on a vu cela, tout petit. D’ailleurs, on ne savait rien voir d’autre. Le monde était limpidement inhabité et, au moindre regard de trop, il laissait apercevoir quels déserts sensibles le composaient.

Les gens qui contemplent des photos de famille ou d’amis et qui paraissent s’en émouvoir, ceux qui caressent un vieil objet, ceux qui visitent les lieux de leur enfance m’étonnent. Nos images vraiment vécues ne sont pas là. Elles commencent quand toute signification cède, s’éloigne, s’abolit. Le ciment d’un seuil anonyme, les voltes d’un escalier silencieux, l’angle de deux murs, accentué d’une lumière impassible, qui tranche à peine sur les murailles ouatées d’une chambre, sont comme la permanence ou la naissance instantanée de cette autre mémoire. Vieillard, moribond, tandis qu’on commencera de suffoquer dans un lit au fond d’une pièce obscure, on ne verra plus rien que ce présent intangible, ces clartés linéaires et abstraites, ces pénombres véhémentes qu’on avait découvertes, si longtemps plus tôt, lorsque, ces vieux beaux jours, on atteignait doucement l’enfance dans une chambre aux volets clos sur l’été.

C’est la beauté et la douleur des espaces qui se construisent sans nous. À la fois nous les ignorons et nous sentons leur être ; plutôt nous le reconnaissons, manifeste dès que le nôtre se sépare des objets, des personnes, des parcours dont il se meublait. À côté des spectacles que nous créons à notre usage, et qui s’épuisent tout entiers dans notre effort de les vivre, il y a, toujours certaine, l’évidence d’un monde inhumain qui n’a nul besoin de ce théâtre, et qui parle sourdement d’infini. De longues années après les choses qu’on a vécues, ce qui les réveille, ce qui nous piège à un souvenir quand nous nous croyions libérés de toute souffrance de la mémoire, ce n’est donc pas un portrait, un récit, une vieille lettre, mais ces apparitions de formes nues – rai de lumière le long d’une porte qui bâille, silhouette qui disparaît au détour d’une maison, le soir, éclat, profond d’un noir absolu, des lignes qui composent l’intérieur des solides où nous habitons, ici, chez nous, là où nous ne regardons pas, et qui semblent autant de signes immatériels et durs d’une solitude que nous ne regardons pas non plus.

Qui étions-nous vraiment, l’instant où nous avons d’abord vu ces ombres, esquissées derrière nos ombres de bonheur ou de drame, nos illusions d’événements, notre désir des quelques êtres que nous avions fugitivement réussi à rapprocher de nous ? Nul autre que le spectateur figé d’une réalité qui, sans ces fantômes pour danser devant elle, nous serait restée invisible parce qu’intolérable : ce dehors froid des choses sans devenir.

Et c’est ce qui reste du passé dans une mémoire qui néglige les colifichets et les scénarios. À peine quelques passages, devenus illisibles ; à peine quelques visages flous, raturés, flottant dans l’immobilité triste du souvenir. Puis une infinité de nostalgies muettes que ressuscite un coin de ciel blanc, un panneau de bois sans caractère, bizarre au fond d’un jardin sale, une ficelle qui pend d’un poteau – et cette seconde entre deux vies où l’on pénètre dans une pièce avant d’y allumer.

Alors il n’y a pas que ce réel. Celui des choses que notre regard avait cru éviter – mais qui ont absorbé incompréhensiblement l’essentiel des actes que nous jouions devant elles. Contre notre gré, elles nous rendront à jamais solidaires de notre vérité dans chaque minute où nous les subirons, et à travers le temps, et par la seule contrainte de cette présence continuée de ce que nous n’avons pas choisi de rendre présent tandis que nous prétendions créer quelque chose. Nos créations n’ont pas su peupler les lieux, le temps où nous étions, elles n’ont laissé qu’ennui, bibelots, vieux mal, lambeaux inconsistants. Rien à revivre dans ce que nous avons tenté de vivre – tout à revivre, au contraire, dans ces déserts qui nous faisaient détourner les yeux.

Savoir cela peut inspirer une exigence : contempler cet autre présent, immémorial et cruel, à côté du nôtre. Le vrai monde, où plus rien n’est en scène. Tout s’y engloutit des pauvres sources de vie que nous nous efforçons d’être. Ici l’on est perdu, dans l’insupportable plénitude des lignes qui ne délimitent que des absences de nous. S’imposer pourtant cet écart. Et se reconnaître en ces toiles vides contre lesquelles s’élevaient les misérables magies de ce que nous croyions réel, et l’être cendreux des chairs qui ne s’incarnent plus. Comme si leur apparition n’avait exprimé que cette absence et, inlassablement, désigné l’inhumain douloureux du trop humain que nous portons en nous, et qui n’est autre que la mort.



Tony Duvert, Hastaire : la mémoire immédiate, 1977

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